Bernard Noël 1930-2021

Photo ci-dessus ©Bernard Plossu

Bernard Noël nous a quittés le 13 avril. Pour saluer la mémoire d’un ami dont nous avons suivi le parcours au fil des années, rendant compte de ses livres, accueillant quelques-uns de ses textes et entretiens, nous republions ici un extrait de la chronique que Charles Dobzynski lui avait consacrée en janvier 1994, après la parution de La Chute des temps dans la collection Poésie / Gallimard. Europe a également publié un substantiel numéro sur Bernard Noël (n° 981-982, janvier-février 2011).

« Depuis Artaud et Michaux, on avait rarement porté aussi loin et profond la quête ontologique. Bernard Noël est de cette famille d’écorchés. Il progresse par la souffrance, autant que par la conscience. Mais ce philosophe de l’être — de l’être dans tous ses états — n’a besoin de recourir ni aux théorèmes ni à l’abstraction pour tirer leçon de notre pauvre anatomie. Leçon : pas même ! Il procède par rapprochements, éclats paradoxaux, imparables fulgurances. Tout didactisme exclu, la pensée vole et traverse les mots, de branche en branche, ou mieux, comme le voulait Rimbaud, elle est « de la pensée accrochant la pensée et tirant ». Du coup, le tissu se démaille, nous met à nu, au-dedans, au-delà de nous-même. Il y a un mensonge d’être, pire que le mal-être. La poésie s’acharne à ce dévoilement, douloureux, obsessionnel, mais nécessaire. Elle remue l’être dans tous les sens, le sort littéralement de sa peau, désosse ses mots, pour déceler ce qui se cache « à la source des yeux », désigner aussi, non sans férocité dans la dérision, la vacuité des notions de « valeur » dans un système où l’argent dispose de la vie : « Le plus beau jour de la vie est un drap qu’on / porte à la banque / pour déposer sa signature. » Attention : le procès du réel (« tout le réel est de seconde main ») ne se limite pas à une polémique de circonstance ; il est en même temps le procès du langage qui prétend représenter le réel : « chaque regard est un royaume / qu’on ne partage pas ». Détecteur subtil de nos divagations, des symptômes de notre irrémédiable incomplétude, le poète est aussi un magicien, amoureux du son et du sens des mots, même s’il se méfie des illusions et des tours de passe-passe. Son rôle ne consiste pas à exorciser l’angoisse ou le vertige, mais à sillonner les zones où règne le trouble, le contradictoire, l’irrésolu, l’insoutenable. S’il use de l’image (« Langue du fond, langue fondamentale »), ce n’est pas pour stupéfiant, mais comme un moyen de provoquer par le viol, l’inusité, la métonymie, le retournement des mots, la clarification des choses les plus confusément perdues. Poésie métaphysique ? Oui : magnifiquement ! Mais en même temps, rien de plus « physique » que son matériau, son mouvement interne et ce qui l’anime : le puissant sentiment du charnel, du corruptible, du précaire de notre condition. Ce sentiment, du reste, met à l’abri des lieux communs et des pacotilles sentencieuses une morale qui ne vaut que d’être constamment revisitée, remise en chantier. La Chute des temps est un bonheur à lire, parce que la vérité n’y est jamais acquise, mais proposée, enjeu d’une révision permanente, d’une révolution de la pensée. »